Impact de la langue sur les représentations genrées, langue inclusive, évolution de la langue : nous nous intéressons ici aux liens entre langue et questions de genre avec Laurence Rosier, linguiste spécialisée notamment dans l’analyse du discours et qui s’intéresse aux questions de genre sous le prisme de la linguistique.
Représentations genrées: le rôle de la langue
Quel est le lien entre la langue et les questions de genre?
Laurence Rosier
La première question, qui date des années 70-80, est celle de la féminisation, initialement une simple variation de forme. Mais cette question a acquis rapidement une dimension politique, liée à la visibilisation des femmes dans l’espace public et à leur accès à des professions longtemps réservées aux hommes. Ce débat s’est essentiellement cristallisé dans les années 90. On peut citer également les combats des communautés LGBTQI+ pour de nouvelles manières de se désigner, par l’invention de nouveaux pronoms par exemple. Tout cela pose la question de l’impact de la langue sur le monde: en linguistique, on postule une relative indépendance de la langue et du monde (on peut par exemple parler de choses qui n’existent pas, mentir, etc.). Mais la langue dit en partie aussi le monde. Les mots sont utilisés dans des contextes et acquièrent des connotations avec, dans le cas qui nous occupe ici, une série de représentations sociologiques sexuées.
Quels sont les impacts de la langue sur les représentations mentales des locuteurs et locutrices dans le cadre des questions de genre?
Laurence Rosier
Des études en psycholinguistique et en psychologie sociale se sont attelées à démontrer l’impact des représentations de genre portées par la langue. Avant même l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, les enfants sont exposés à une série de représentations genrées par des images et des mots. Si on dit systématiquement "les pompiers” et que l’on montre uniquement des hommes dans ce rôle, les enfants auront tendance à penser que les filles ne peuvent pas être pompières. Sans une diversité des exemples, les enfants vont procéder à une catégorisation en termes de genre et intégrer le fait que, par exemple, les pompiers ne peuvent être que des hommes et les infirmières, que des femmes. Or, si l’on change notre discours pour le rendre plus inclusif, cela va avoir un effet sur les enfants, et en particulier sur les filles, qui pourront alors se dire que, si les pompiers ne sont pas tous des hommes, alors elles pourraient l’être aussi. Mettre les fonctions au féminin dans les offres d’emploi (maçon/maçonne) permet également de signifier aux femmes qu’elles sont capables d’exercer telle ou telle fonction.
On entend beaucoup parler, dans le débat public, d’”écriture inclusive” ou “langage épicène “, pouvez-vous expliquer ces concepts et le but de ces pratiques?
Laurence Rosier
Le langage inclusif désigne l’ensemble des moyens linguistiques – écrits ou oraux – et polysémiotiques (images) mis en œuvre afin de mieux inclure des personnes discriminées. Dans le cadre de l’inclusion des femmes, les moyens offerts par la langue sont multiples: la féminisation des métiers/fonctions, la double flexion (les étudiants et étudiantes), le point médian (les étudiant·es). Pour l’inclusion des personnes non binaires, ce sera la neutralisation (dire « la direction » au lieu de « le directeur/la directrice »), les néologismes (création de mots nouveaux comme « iel »), etc., avec des stratégies différentes à l’écrit ou à l’oral. La langue est flexible, ce sont les mentalités qu’il faut faire évoluer, ainsi que le rapport à la langue qui est souvent un rapport de protection, de conservation, que l’on nomme le purisme.
Le masculin employé comme neutre générique est-il efficace?
Laurence Rosier
Dans certains contextes, cela fonctionne, notamment employé au pluriel: si à la gare, on entend une annonce qui parle des voyageurs, on imagine mal les voyageuses ne pas se sentir concernées. On peut également voir certaines personnes non-binaires s’identifier au pronom « il » neutralisant. Cependant, il faut rester prudents avec la question du masculin générique car on a de plus en plus de mal à le concevoir comme neutre (le masculin générique activant principalement des représentations mentales liées au masculin (Gygax, Gabriel, Zufferey 2021)).
Le débat public autour de l’écriture inclusive s’empare souvent des handicaps, troubles des apprentissages et neuroatypies pour dénoncer les pratiques rédactionnelles inclusives. Quelles sont les limites de ces pratiques dans ce cadre?
Laurence Rosier
Laissons avant tout la parole aux personnes concernées, de nombreuses associations de dyslexiques dénoncent en effet une instrumentalisation de leur cause dans le débat contre l’écriture inclusive. Il faut conserver cet espace créatif qu’est la langue: ce n’est pas parce qu’on utilise le point médian aujourd’hui (pratique souvent décriée dans le débat public) que cela sera encore le cas demain si l’on trouve quelque chose de plus efficace. Il faut également veiller à penser de manière moins rigide: les personnes neuroatypiques vont parfois élaborer des stratégies d’apprentissage ou de travail qui peuvent paraitre très compliquées d’un point de vue neurotypique, mais qui vont pourtant avoir beaucoup plus de sens pour elles. Les questions de langue et d’inclusivité sont un laboratoire dont les principaux enjeux sont la lisibilité, l’appropriation citoyenne et la variation.
Comment pourrait/devrait évoluer la langue française pour assurer une meilleure représentativité?
Laurence Rosier
Il faut d’abord accepter que la langue soit, à la fois représentative du monde, et à la fois indépendante de celui-ci. L’idée d’un mot "juste" (un seul bon mot pour désigner une réalité) est restrictive: la variation et la polysémie sont inhérentes à la langue et il faut conserver cette idée lorsque l’on cherche à agir sur la langue. Les locuteurs et locutrices agissent de manière individuelle et collective, puis on voit ce qui se répand dans l’usage. Lorsque l’on travaille sur les formes de féminisation, on se focalise sur cet usage en tenant compte de la variation (par exemple: auteure est de plus en plus supplanté par autrice, mot qui était auparavant tombé en désuétude). Les changements nécessitent parfois un coup de pouce politique avec une communication globalisée. Il y a cependant des limites au pouvoir de la langue, on n’impose rien; ce n’est pas parce qu’une forme entre dans le dictionnaire que l’on doit obligatoirement l’utiliser. Il faut conserver ces espaces de liberté où les usagers et usagères sont la langue et sauvegardent la variation, avec des appropriations de terrain parfois très intéressantes.
Laurence Rosier
Chercheuse au sein de La Disco en Faculté de Lettres Traduction et Communication. Linguiste, elle est spécialisée notamment dans l’analyse du discours, et s’intéresse aux questions de genre sous le prisme de la linguistique.