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Réseaux sociaux et démocratie Entre transformation politique et enjeux numériques

Dans un monde de plus en plus connecté, les réseaux sociaux ont transformé la manière dont nous communiquons, consommons l'information et participons à la sphère publique.

Thiffany Andry, docteure en sciences de l'information et de la communication, et David Domingo, docteur en journalisme, explorent les multiples facettes de cette transformation. Ils discutent de l'évolution des réseaux sociaux, de leur impact sur la communication politique, et des défis posés par la modération des contenus et la liberté d'expression.

À travers leurs perspectives, ils nous invitent à réfléchir sur le rôle des réseaux sociaux dans nos démocraties modernes et sur les moyens de concilier innovation technologique et responsabilité citoyenne.

Quelle est, selon vous, la définition d'un réseau social à l'origine, avant d'éventuelles ruptures ou transformations actuelles ?

Thiffany Andry

Les spécialistes définissent d’abord les réseaux sociaux comme des réseaux interpersonnels reliant des individus, sans lien nécessairement numérique. Avec l’émergence de plateformes comme Facebook et Instagram, le concept s’est transformé en « réseaux sociaux numériques », structurés par des algorithmes influençant les fils d’actualité.

David Domingo

Ces plateformes ont ensuite évolué vers une logique plus proche des médias, où la sélection du contenu vise à maximiser le temps passé par les utilisateurs, principalement pour générer des revenus publicitaires. Leur objectif premier n’est pas de renforcer les liens sociaux, mais de maximiser l’engagement, quitte à privilégier des contenus anxiogènes si cela s’avère plus rentable.

Comment les réseaux sociaux ont-ils transformé la communication politique, tant pour les hommes politiques que pour les citoyens, en influençant les modes d’engagement et les interactions avec le public ?

David Domingo

Les réseaux sociaux numériques ont profondément transformé la communication politique. Autrefois, les hommes politiques devaient passer par les médias traditionnels pour s’adresser au public. Aujourd’hui, ils peuvent s’exprimer directement sur ces plateformes, sans filtre ni réinterprétation journalistique.

Cela a permis une communication plus immédiate mais aussi plus
brutale, alimentant parfois la polarisation et la désinformation, comme l’illustre l’exemple de Donald Trump.

D’un autre côté, les citoyens ordinaires ont pu s’organiser plus facilement grâce aux réseaux sociaux, lançant des campagnes ou relayant des causes. Cependant, ce militantisme numérique est souvent limité à un « activisme du clic » qui n’a pas toujours d’impact concret. Les Printemps arabes, par exemple, ont montré que l’engagement sur Facebook seul ne suffit pas à provoquer des changements politiques durables.

Thiffany Andry

Les réseaux sociaux offrent aussi une interactivité inédite dans le débat public. Contrairement aux médias classiques, où la communication politique était unilatérale, ces plateformes permettent aux citoyens de réagir immédiatement. Toutefois, les algorithmes favorisent souvent les contenus qui suscitent des émotions fortes, y compris négatives, pour maximiser l’engagement et les revenus publicitaires. Cela crée un lien entre politique et logique capitaliste, où la viralité prime sur la qualité du débat.

Malgré ces dérives, les réseaux sociaux restent un outil puissant pour mettre certaines thématiques à l’agenda politique. Ils permettent de visibiliser des causes qui, autrement, seraient restées marginales. Cependant, l’absence de médiation dans les échanges favorise aussi des controverses éclatant rapidement et pouvant nuire à la qualité du débat public.

Les réseaux sociaux ont-ils connu une rupture récente dans leur utilisation politique, notamment avec la domination de figures comme Elon Musk et Mark Zuckerberg, la fin de la modération et le poids croissant de ces plateformes en tant qu’acteurs politiques ?

Thiffany Andry

L’évolution des réseaux sociaux s’inscrit dans un processus de transformation progressive. Contrairement aux idées reçues, le tournant de la modération et du contrôle des contenus ne s’explique pas uniquement par des événements récents comme l’élection de Trump ou le rachat de Twitter par Elon Musk. Il s’agit d’un changement structurel lié à l’évolution du modèle économique des plateformes.

À l’origine, les réseaux sociaux reposaient sur des valeurs d’ouverture et de partage du savoir. Mais avec leur croissance, les impératifs commerciaux ont pris le dessus. Facebook, par exemple, a cherché dès le départ à offrir un espace accessible au grand public, bannissant certains contenus explicites tout en laissant plus de liberté sur le plan politique. Après 2016, face aux critiques sur la désinformation, des efforts ont été faits pour encadrer les publications. Aujourd’hui, ces mesures sont en partie remises en question, reflétant un nouvel équilibre entre modération et liberté d’expression.

David Domingo

Les différences entre les États-Unis et l’Europe en matière de régulation des contenus sont également fondamentales. Aux États-Unis, les plateformes ne sont pas responsables des propos publiés par leurs utilisateurs, tandis qu’en Europe, les éditeurs peuvent être tenus juridiquement responsables. Cette divergence influence la manière dont la modération est appliquée.

Les algorithmes ont aussi profondément modifié notre rapport à l’information. TikTok a été pionnier dans ce domaine, proposant du contenu en fonction des préférences des utilisateurs plutôt que des abonnements. Ce modèle a été adopté par d’autres plateformes, rendant les stratégies de visibilité plus dépendantes des règles algorithmiques qu’auparavant.
La domination des grandes entreprises du numérique est remise en cause par de nouvelles initiatives.

Des plateformes comme BlueSky émergent, tandis que TikTok, sous contrôle chinois, devient un enjeu géopolitique majeur. Aux États-Unis, des débats existent sur une éventuelle interdiction ou un rachat pour réduire son influence étrangère.

Si les grandes plateformes comme Facebook poursuivent uniquement le profit dans un marché sans réelle concurrence, est-il possible de concilier leur fonctionnement avec une forme de démocratie, étant donné leur influence croissante sur nos sociétés ?

David Domingo

Notre démocratie n’a jamais été parfaite, notamment parce que les médias et les partis politiques influencent le débat public. Par exemple, l’extrême droite a imposé la question migratoire dans l’agenda politique européen. Sans les réseaux sociaux, cela aurait peut-être eu moins d’impact, à condition que les journalistes jouent leur rôle de médiateurs.

Face à cela, l’éducation est essentielle. Il faut apprendre aux citoyens à comprendre les algorithmes et à adopter un regard critique sur les contenus qu’ils consomment. Certaines initiatives éducatives existent, notamment dans l’enseignement supérieur, comme le bachelier en technologie numérique pour l’information et la communication. Ce programme mêle sciences humaines et techniques pour former des étudiants capables d’analyser le numérique et ses enjeux.

Thiffany Andry

Cette éducation devrait intervenir bien plus tôt, dès l’école secondaire. L’État a un rôle à jouer pour intégrer ces enseignements de manière systématique. Des projets de recherche, comme Algopignon à l’UCLouvain, montrent que lorsque les jeunes comprennent le fonctionnement des algorithmes, ils adaptent leur comportement pour éviter d’être manipulés. Contrairement aux idées reçues, ce sont souvent les générations plus âgées qui relaient le plus d’informations trompeuses en ligne, tandis que les jeunes développent davantage d’esprit critique grâce à leur expérience des réseaux sociaux.

Justement, quelle place l'Europe doit-elle occuper face au modèle américain, notamment en matière de démocratie, liberté d'expression et réseaux sociaux, sans souveraineté ni leader européen dans ce domaine ?

David Domingo

Le DCA est la concrétisation de l’idée que, bien que Facebook et Twitter aient changé les règles aux États-Unis, ils respectent les régulations européennes, mais testent les limites.

L’Union Européenne cherche à imposer de la transparence sur les algorithmes et les stratégies de modération des contenus pour garantir que ceux-ci respectent la législation européenne, où la liberté d’expression a des limites clairement définies et largement acceptées par les citoyens européens. Ces limites sont rarement remises en question, sauf par l’extrême droite, car il existe un consensus contre les propos racistes, homophobes ou discriminants. Il est techniquement difficile mais possible pour les réseaux sociaux de mettre en place des systèmes pour empêcher la diffusion de tels contenus.

Par le passé, Facebook a tenté de le faire, bien qu’insuffisamment, et il est toujours possible d’y revenir. En Europe, ces plateformes continuent de faire face à des amendes, et des enquêtes sont en cours, notamment contre Twitter. Ces entreprises ne quitteront pas le marché européen, car il est trop important, et si les règles sont appliquées, elles respecteront ces régulations.

Thiffany Andry

L’Union Européenne a pris ses responsabilités, par exemple, en favorisant la transition numérique après le Covid, et en définissant un cadre pour l’utilisation de l’intelligence artificielle. Elle pourrait aussi garantir un espace démocratique sur les réseaux sociaux numériques, tout comme elle le fait sur des questions économiques et juridiques liées à l’IA.

Cependant, le fond du problème réside dans le fait que ces plateformes appartiennent principalement à des entreprises américaines ou à TikTok, une entreprise chinoise. Un réseau social européen non capitalistique pourrait être une solution, mais la question de l’expérience utilisateur et de l’attractivité de tels réseaux reste un enjeu. La modération et la responsabilité des acteurs de ces espaces décentralisés comme Mastodon sont également cruciales. Mastodon, bien que décentralisé, nécessite une modération pour garantir que les discussions restent constructives, intéressantes et non profitables. Les réseaux sociaux numériques sont devenus une forme de consommation politique facile, où les citoyens cherchent à s’informer, mais aussi à participer à des communautés autour de produits, comme les tendances liées aux Crocs ou aux gourdes Stanley.

David Domingo

Si l’UE crée un réseau social public, il pourrait compléter les autres sans entrer en compétition directe, mais il soulève des questions sur les usages : quelle fin poursuivraient les citoyens et comment modérer ces espaces pour garantir des discussions constructives ?

Vous êtes plutôt pessimiste ?

Thiffany Andry

Au départ, j'ai envisagé de supprimer mes comptes sur les réseaux sociaux à cause des problèmes de modération aux États-Unis. Mais finalement, j'ai retiré les applications de mon téléphone et supprimé les notifications. Cela m'a permis d'y accéder uniquement quand j'en avais envie, sans être poussé par les notifications. Du coup, je me suis mis à écouter plus la radio et à lire des articles de presse, sans vraiment chercher à développer une nouvelle "littératie informationnelle". Je pense que l'hygiène numérique est essentielle, et chaque citoyen devrait pouvoir la pratiquer, même si ce n’est pas facile.

Aujourd'hui, avec la montée de l'extrême droite et les crises mondiales, on a l'impression de vivre dans une dystopie. Mais je pense qu'il faut aussi intégrer un peu d'utopie numérique, chercher ce que la technologie peut apporter de positif et revenir aux origines des opportunités numériques pour améliorer les choses, et non les aggraver.