Pratiques sociales au service d’une agriculture respectueuse de nos écologies

Dans tous les collectifs, l'alimentation est fondamentale. Pour des questions évidentes de reproduction biologique, mais aussi pour le déploiement de relations qui se tissent autour des pratiques alimentaires, telle que le partage, l’échange ou l'hospitalité. Les anthropologues ont documenté le rôle social et biologique de la nourriture dans la création des liens entre individus. La composition du menu que l’on met sur la table influence les relations qui vont se tisser entre les commensaux. Celles-ci, par exemple, ne sont pas les mêmes selon qu’on propose un festin ou un repas frugal. Certains aliments entretiennent à ce titre des relations particulières montrant que les aspects biologiques et sociaux sont indissociables.

Les personnes qui produisent de la nourriture à petite échelle ont généralement bien conscience du fait que nous nous alimentons d’autres êtres vivants dont il faut prendre soin. Dans les hautes terres de Cuzco au Pérou, par exemple, les cultivateurs ont une relation très riche à la pomme de terre qu'ils/elles reconnaissent comme une mère nourricière ou un enfant dont ils assurent la croissance. Ce lien va au-delà de la métaphore familiale. Ces agriculteurs apprécient que leur vie quotidienne soit interdépendante et entrelacée avec celle de ces tubercules. Ils leur adressent, dans leurs pratiques agricoles, un respect et une reconnaissance profonde d’assurer la prospérité des humains, des végétaux et de la communauté dans son ensemble.

L’économie capitaliste dans laquelle nous vivons porte des atteintes constantes et insoutenables sur les relations agricoles, en termes de contamination écologique, de pression financière ou de contrainte bureaucratique, par exemple. Les cultivateurs qui veulent échapper à ces spirales de rendement et de productivité sont soumis à rude épreuve, que ce soit dans les pays à la pointe de l’agro-industrie ou dans des régions où l’on pourrait s'attendre à trouver des petits paysans vivant de manière plus autonome. Si l’on veut s’activer pour recomposer des écologies viables, il faut changer de paradigme. Le fait que les collectifs paysans soient mis sous pression ne veut cependant pas dire que leurs savoirs ont cessé d’être transmis. Le plus souvent, ils continuent d’être pratiqués, mais ils sont réadaptés, bouleversés, réajustés.

Il y a bien sûr des mouvements qui revendiquent des relations qui ont été mises à mal et des modes de vie qui ont été bouleversés, comme celui des Patatistes en Belgique. Il y a aussi des paysans indigènes aux quatre coins du monde qui réalisent quotidiennement des pratiques agricoles mettant en doute, refoulant l’expansion capitaliste, de manière parfois discrète ou opérée publiquement. Les cultures diversifiées au sein d’une même parcelle, comme la milpa au Mexique ou la biodynamie chez nous, sont des exemples phares de cultures agroécologiques composant des collectifs agricoles viables. Certains de mes collaborateurs à Cuzco cultivent des dizaines, voire des centaines, de variétés de pommes de terre et autres tubercules dans leurs parcelles.

Les mouvements citoyens et les agriculteurs qui questionnent l’agro-industrie n’accédent aux prises de décision qu’aux termes de luttes éreintantes, lorsqu’ils y parviennent. Nos politiques étatiques répondent essentiellement aux intérêts des entrepreneurs industriels et leurs lobbys. Mêmes les décisions qui sont à première vue soucieuses de l'environnement restent inscrites dans un paradigme de rentabilité et de croissance économique. La Wallonie a adopté le Plan Bio qui vise à atteindre 30% des surfaces agricoles en culture biologique. Toute ambition de réduire les pesticides est évidemment bienvenue et importante. Néanmoins, si ces cultures biologiques se poursuivent sur le mode des plantations de pommes de terre en monoculture qui fournissent des usines de frites congelées, et autres aliments contaminants essentiellement destinés à l’exportation, de telles mesures ne sont pas à la hauteur de l’urgence écologique.

Il faudrait commencer par considérer nos aliments de manière plus respectueuse, plutôt que comme des marchandises inertes et des produits dont on attend une rentabilité. Cette idée que les animaux et les végétaux sont à notre disposition pour qu'on puisse les utiliser comme ressource est un vieil héritage dont on trouve déjà des traces dans le christianisme et la hiérarchie des règnes. Je pense qu'on a perdu énormément de richesses culinaires dans l’aliénation alimentaire induite par la cuisine industrielle et la grande distribution. Le régime du travail capitaliste incite à réduire nos dépenses alimentaires et à réduire notre temps de cuisine. C'est de là, notamment, qu’est venu le grand succès du Fast Food.

Aujourd’hui, le mouvement de Slow Food (mouvement international promouvant la localité, la saisonnalité des pratiques alimentaires, NDLR) a toutes les raisons de nous mobiliser.
Une part de la lutte passe par nos pratiques de consommation. Les contraintes financières sont décisives pour beaucoup de personnes. Pour ceux et celles qui ont le privilège du choix, il y a des révolutions à faire dans la cuisine. Celles-ci doivent être évidemment couplées avec des réflexions et des mobilisations collectives. Mais il ne faut pas attendre qu’un mouvement de révolution agricole déferle. On peut commencer par faire la sélection à chaque fois qu'on prépare un repas.