Le tourisme spatial a été fortement médiatisé et largement découvert par le grand public lors du voyage spatial effectué par Jeff Bezos en juillet 2021. Il ne s’agit pourtant pas d’un phénomène récent, le premier vol spatial que l’on pourrait qualifier de «touristique» a eu lieu en 2001 lorsque l’homme d’affaires californien Dennis Tito a effectué un voyage de 7 jours à bord de l’ISS. Interview de Sophie Van Eck, astrophysicienne et d'Alexandra Balikdjian, psychologue de la consommation.
Et demain, l'espace?
Comment peut-on définir le concept de «tourisme spatial» et quels sont les différents types de vols spatiaux à destination des touristes ?
Sophie Van Eck
Pour définir le tourisme spatial, on se base sur une limite arbitraire qui est celle des 100km d’altitude. Une fois cette limite atteinte, vous êtes considéré comme touriste spatial. Il existe différents types de vols à destination des touristes : les vols dits «suborbitaux» qui atteignent environ 100km d’altitude avant de redescendre en chute libre et qui restent donc quelques minutes en apesanteur, et les vols dits «orbitaux» qui se maintiennent dans l’espace durant un certain temps et peuvent s’amarrer à la station spatiale internationale (ISS), où il est possible de passer plusieurs jours. On compte environ 250 milles dollars américains pour un vol suborbital, et entre 20 et 35 millions de dollars pour un séjour touristique à bord de l’ISS.
Quand et pourquoi est apparue cette idée d’ouvrir les vols spatiaux aux touristes ?
Sophie Van Eck
L’idée a émergé au début des années 2000 mais est restée assez confidentielle pendant une vingtaine d’années. Ce type de tourisme prend place dans l’optique du New Space, c’est-à-dire l’ouverture du domaine spatial à des sociétés privées qui ont alors eu l’idée de développer le tourisme spatial pour financer leurs activités.
Comment expliquer une telle médiatisation de l’expédition de Jeff Bezos alors qu’on a peu, voire pas du tout, entendu parler des précédentes ?
Alexandra Balikdjian
Jeff Bezos n’est évidemment pas n’importe qui. C’est un très bon communicant qui veut toujours se montrer à la pointe, voire avec une longueur d’avance. Il y a également probablement un désir de prouver que ce type d’expérience est tout à fait possible. Nous sommes dans un monde de communication de plus en plus complexe où faire le buzz n’est pas toujours évident mais Bezos arrive très bien à communiquer de sorte que tout le monde s’intéresse à son expérience.
Quels sont globalement les impacts écologiques de ces vols touristiques sur Terre et dans l’espace ?
Sophie Van Eck
Un flou subsiste quant aux impacts environnementaux des vols touristiques car les études scientifiques sur le sujet sont encore trop peu nombreuses. Certains défenseurs avancent le fait qu’un vol suborbital émettrait moins de CO2 qu’un vol transatlantique, mais ce n’est pas le cas pour tous les types de moteurs utilisés. Certains rejettent en effet des polluants tels que des suies (c’est-à-dire des particules de carbone noir) qui pourraient rester très longtemps dans l’atmosphère. Concernant les débris spatiaux, ils ne sont à priori pas vraiment un problème dans le cas des vols suborbitaux car on reste à une altitude peu élevée. Par contre, lorsque des touristes vont dans la Station Spatiale Internationale (ISS), cela peut devenir problématique. On sait que l’ISS doit gérer des débris spatiaux avec des manœuvres d’évitement. Les astronautes doivent parfois se réfugier dans certaines parties de la station en cas de danger lié à ces débris, ce qui représente un risque certain pour les astronautes et donc aussi pour les éventuels touristes présents. De plus, tous ces débris, mais aussi des projets en cours de méga-flottes de satellites telles que StarLink d’Elon Musk posent de nombreux problèmes concernant l’observation de l’espace depuis la Terre.
Le tourisme spatial étant actuellement accessible uniquement à une population fortunée, s’agit-il d’une manière pour les grosses fortunes de se démarquer ?
Alexandra Balikdjian
Oui certainement... Le prix de ces voyages traduit à lui seul le côté exceptionnel de la chose. On n’envisage généralement pas l’espace comme une destination accessible mais plutôt comme quelque chose qui relève du fantasme. L’espace constitue un univers de rêve en lien très fort avec l’avenir, lien que l’on retrouve jusque dans la sémantique du vocabulaire spatial. Pour espérer visiter l’espace actuellement, il faut soit être un scientifique reconnu, avec une excellente condition physique, passer par des critères de sélection très stricts et des entrainements très longs, soit être fortuné et avoir un capital financier suffisant pour se permettre ce genre d’expéditions. Aujourd’hui, alors que tout sur Terre est à peu près accessible, même les destinations les plus onéreuses, on communique beaucoup sur l’exclusivité et le rêve que représente l’exploration spatiale.
On assiste à une progressive privatisation du domaine spatial par des entreprises ("NewSpace"). Pourrait-on voir une démocratisation du tourisme spatial dans le futur ?
Alexandra Balikdjian
La privatisation est avant tout un moyen de communiquer pour les sociétés. Cela montre qu’elles sont à l’avant-garde et prêtes à investir dans l’avenir. En privatisant l’espace, on signifie son appartenance au monde de demain car il y a un lien très fort entre l’exploration spatiale et l’avenir dans l’imaginaire collectif. C’est important pour l’image des grosses sociétés qui vont beaucoup communiquer à ce sujet.
Sophie Van Eck
À voir si cela va se développer réellement à grande échelle. En 20 ans, il y a eu 14 touristes spatiaux qui ont dû débourser de très grosses sommes pour ces expériences. Extrapoler cette tendance dans le futur est très hasardeux.
Il y dans ce tourisme extrême également une dimension "prise de risque"...
Alexandra Balikdjian
L’exemple de Jeff Bezos montre qu’il est prêt à prendre le risque d’avoir un problème: il est en effet probablement bien plus dangereux d’effectuer ce type de vols que de prendre l’avion. On voit que le côté aventure passe effectivement avant le côté danger. Il s’est toutefois peut-être mis bien plus en danger physiquement ou financièrement dans le cadre d’autres projets que celui du vol spatial…
La démocratisation des vols spatiaux touristiques serait quelque chose de souhaitable ?
Sophie Van Eck
Pas vraiment car les impacts de ce tourisme sont encore mal évalués et ces vols ne sont pas essentiels. L’exploration spatiale à visée scientifique est tout à fait pertinente, mais envoyer des touristes dans l’espace pour le plaisir de quelques grosses fortunes n’a à priori pas grand intérêt.
On a réussi à préserver certaines zones comme l’Antarctique d’une activité touristique massive afin de garantir l’étude scientifique de ces milieux, ce qui nous a permis de comprendre et d’obtenir des informations très précieuses pour notre compréhension de la Terre et de son histoire. Cela devrait être pareil pour l’espace qui est actuellement un Far West où il y a très peu de législations, ce qui donne une liberté quasi-totale aux acteurs privés.
Or, la préservation de cet espace est fondamentale pour la recherche scientifique qui pourra ensuite être diffusée massivement. Là où cela devient également problématique c’est que ces touristes tentent souvent de justifier leur voyage en se présentant comme des pionniers d’une future exploration planétaire, avec ce fantasme de colonisation d’autres planètes. Or, faire croire que le tourisme spatial ouvre la voie vers cette exploration planétaire dans un futur proche est mensonger : la communauté scientifique sait pertinemment que l’on n’est pour l’instant pas capables de vivre sur une autre planète, la vie dans l’espace étant particulièrement hostile et nos solutions technologiques actuelles totalement insuffisantes.
Voir également sur ce sujet la vidéo Coffee & Expertease, A la conquête de l'espace - avec Jérémy Rabineau (sciences de l'ingénieur) et Sophie Van Eck (astrophysique).
Sophie Van Eck, astrophysicienne
(photo ULB-Isopix.be)