Isabelle Cloquet est enseignante-chercheuse en sciences et gestion du tourisme. Elle répond à nos interrogations sur l’impact des réseaux sociaux et du marketing touristique sur nos manières de voyager, nos choix de destinations et notre impact environnemental.
Destination réseaux sociaux
Comment naît l'idée du voyage ?
Isabelle Cloquet
De manière générale, en étude du tourisme, on dissocie l’image perçue de l’image projetée : la première étant ce que le touriste se représente, la seconde étant l’image communiquée par un ensemble de médias. Par le biais de la communication, on tente de forger une image dans la tête des futurs touristes, on l’oriente et on l’influence. Avant les réseaux sociaux, les touristes se faisaient une image de la destination à partir des récits de voyages de proches, la presse, les romans, la communication touristique comme les guides de voyage, les brochures. Les réseaux sociaux étendent la sphère d’influence du bouche-à-oreille et, avec leurs algorithmes, ciblent plus précisément les destinataires de la communication touristique.
Quel rôle l’influenceur joue-t-il dans le choix de cette destination ?
Isabelle Cloquet
Aujourd’hui, certains influenceurs sont spécialisés dans la communication touristique mais le poids de leur influence est difficile à évaluer. En effet, l’un peut avoir plus d’effet sur ses 1.000 abonnés qu'un autre qui en a 1 million. Les 1.000 abonnés constituent alors une niche ou un groupe de clients bien spécifique qui va regarder la vidéo ou la photo postée du même œil. D’un autre côté, 1 million d’abonnés à une chaine peuvent ne pas tous regarder la vidéo postée, ou ne pas être affectés par ce média de la même manière.
Le taux de conversion, par lequel on mesure le degré d’influence d’un utilisateur, dépend de nombreux facteurs, notamment du moment de réception de la publicité, de la personnalité, des attentes du follower, du lieu représenté, du discours et du contexte dans lequel le média s’inscrit.
Quel est le rôle des réseaux sociaux dans le marketing du tourisme ?
Isabelle Cloquet
Contrairement aux publicités traditionnelles, qui sont adressées à toutes et tous de la même façon, les médias sociaux constituent un marketing plus ciblé vers des personnes plus réceptives et ce, grâce à la collecte de données des utilisateurs, comme leurs âges et leurs hobbies. Tout ceci fait donc augmenter le taux de réception d’un contenu social. C’est pour cette raison que les groupes hôteliers et les agences de voyages chargent de plus en plus souvent les influenceurs de faire leur publicité. D’autre part, certaines photos ont plus de succès que d’autres; elles sont plus « instagrammables ». Si bien que l’on voit certains lieux touristiques être transformés pour correspondre aux canons auxquels le public répond mieux. La consommation de médias sociaux a dès lors un effet de transformation sur les destinations.
Quelles sont les conséquences du tourisme de masse ?
Isabelle Cloquet
Cela dépend de ce que vous voulez dire par tourisme de masse. Dans le langage courant, le tourisme de masse est souvent connoté négativement. Dans notre laboratoire, à Bruxelles, les chercheurs sont plus nuancés. De même, l’écotourisme n’est pas forcément la panacée. Dans le tourisme de masse, les touristes sont concentrés dans un même lieu, ainsi on a des nuisances et des dégradations mais plutôt localisées. Avec l’écotourisme, des zones peu ou pas fréquentées ont été ouvertes aux touristes. Elles ont souvent des écosystèmes plus fragiles car moins soumis aux pressions humaines. Le tourisme actuel, quel qu'il soit, est donc massifié car finalement les mêmes infrastructures sont utilisées des deux côtés; seuls les lieux et la densité de touristes changent.
L’écotourisme représente un idéal théorique bien trop rarement atteint, à savoir contrôler les flux et leurs impacts. Beaucoup de projets «écotouristiques» peuvent d’ailleurs être largement critiqués pour le non-respect du suivi écologique de leurs activités, il faut donc rester critique envers ce qu'on appelle écotourisme.
Quelles sont les conséquences du tourisme au niveau climatique ?
Isabelle Cloquet
Au niveau planétaire, le secteur du tourisme a des efforts à fournir pour diminuer son empreinte sur le réchauffement climatique : les transports de passagers sont responsables de 5 à 8% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. De plus, les touristes consomment plus de viande en vacances que ce qu'ils consommeraient chez eux. Outre l’empreinte carbone, il convient de veiller aux effets sur les écosystèmes : destruction des habitats de certaines plantes par piétinement par exemple, sans oublier les résidus de crème solaire qui participent au blanchiment des coraux. Il y a aussi la problématique de la gestion des déchets, notamment dans des endroits peu accessibles comme les gorges du Verdon.
Quelles solutions pourraient être envisagées ?
Isabelle Cloquet
Certaines destinations ont adopté des mesures de «démarketisation». A Amsterdam, on a d’ailleurs beaucoup communiqué sur des villes plus périphériques comme Rotterdam pour réorienter l’afflux des touristes. On a aussi réduit le budget marketing de l’office du tourisme. En Belgique, les villes flamandes ont réagi avant que l'effet des touristes ne soit trop sévère. À Bruges par exemple, un plan de gestion vise à diminuer le nombre de touristes dans le centre.
Pour réduire l’impact des flux touristiques sur la planète, on pourrait encourager les gens à prendre le train en mettant en place un train de nuit. Les inciter à ne garder l’avion que pour des voyages de longues distances, et favoriser le covoiturage.
Après le transport, c’est l’hébergement qui pollue le plus. Il faut donc inciter les gens à prendre des hébergements de moindre confort beaucoup moins polluants que les hôtels de 3, 4, 5 étoiles, même si bon nombre d’hébergements investissent dans des énergies renouvelables ou mettent en place des mesures de réduction de la consommation énergétique.
Il est peu probable de voir les touristes limiter d’eux-mêmes leurs déplacements en avion. C’est pourquoi certains pensent qu’il faudrait instaurer un système de quotas individuels de CO2, c’est-à-dire que chaque Belge aurait droit à une quantité déterminée d’émissions de CO2 équivalents. C’est une proposition peu populaire. Ce que l’on remarque aujourd’hui c’est que des entreprises proposent une estimation des quantités de CO2 qu’implique un voyage. Le but est que les touristes se rendent compte de l’ampleur de leur impact. Par contre, il y a différents modes de calculs et une compagnie aérienne, par exemple, va souvent utiliser un mode de calcul partiel.
Pourquoi l’écotourisme ne peut pas être considéré comme une solution ?
Isabelle Cloquet
L’écotourisme donne accès à des espaces jusque-là préservés à un nombre limité de touristes. Cela nécessite des logements de petite capacité qui demandent parfois la mise en place d’eau et d'électricité dans des espaces naturels fortement isolés. En d’autres termes, des générateurs qui consomment du carburant. Bien que ces hébergements puissent être liés à un projet de conservation, ça ne fonctionne pas toujours. Sans conteste, le projet touristique aura toujours un impact sur l’environnement, par rapport à la situation antérieure à son installation, et on ne peut pas prédire qu'on reviendra à la situation antérieure après l’arrêt de ce projet touristique.
Aussi, même si l’écotourisme permet d’aller dans des zones moins fréquentées, cela ne conduit pas forcément à une décroissance de fréquentation des lieux très touristiques. Bien au contraire, la croissance est partout. Multiplier les projets touristiques crée une grande concurrence de prix à tous les niveaux : un visiteur rapporte aujourd’hui moins d’argent que par le passé. On retombe alors dans une logique de consommation du touriste. Celui-ci regarde le prix en premier. Pour gagner en rentabilité, les destinations cherchent donc à baisser les prix pour accueillir le maximum de touristes.
Pourrait-on un jour arriver à un tourisme durable ?
Isabelle Cloquet
Arriver à un tourisme durable à court et moyen terme demande un changement de pratiques et de mentalités. Mais comme on est dans une logique de croissance, je n’y crois pas trop. Lors de la pandémie du Covid, le premier réflexe des gouvernements était de soutenir les entreprises, notamment les compagnies aériennes pour qu'elles évitent la faillite. Le modèle d’aujourd’hui reste compatible avec un modèle de croissance mais peu avec un tourisme durable. Le tourisme de proximité a augmenté un peu en Belgique, mais dès qu'on a rouvert les frontières, les gens sont partis à l’étranger. Donc c’est un peu une utopie...
Quels rôles auraient les réseaux sociaux dans la recherche de cette solution ?
Isabelle Cloquet
On pourrait utiliser les réseaux sociaux pour sensibiliser ou convaincre de voyager moins loin, de prendre des moyens de transport plus écologiques ou encore, dans une logique de démarketing, pour créer des lieux moins densifiés. En tout cas, il n’y a pas lieu de penser qu'un tourisme plus responsable pourrait mettre en péril le travail des influenceurs, car ce n’est pas une relation directe qui existe entre eux. Le travail des influenceurs est lié à l'intérêt que les personnes leur portent. Or, pour l’instant, en matière de marketing, il semble qu’il soit plus avantageux de passer par un influenceur que par une campagne TV. Pour moi, ce n’est pas tant la présence ou non de l’influenceur qui pose question mais plutôt le message qu’ils transmet. Pour l’instant, la plupart s’inscrivent dans une logique de croissance illimitée.
Isabelle Cloquet
Isabelle Cloquet est enseignante-chercheuse auprès du Master en sciences et gestion du tourisme, de l'ULB. Elle y enseigne des cours liés à la gestion d’entreprises et de destinations touristiques. Dans le cadre de sa recherche, qu’elle effectue auprès du Brussels Centre for Tourism Studies, elle coordonne depuis 2018 le projet Cap-SMART. Cap-SMART étudie les effets de la digitalisation sur l'emploi et le travail dans le secteur du tourisme bruxellois.