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Les russes et Poutine : ordre, gloire et menace ?

Vladimir Poutine à l’étroit dans dix-sept millions de kilomètres carrés ? C’est ce que sa politique d’expansion territoriale semble signifier.

Entre l’annexion de la Crimée en 2014, la guerre du Donbas et l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, où se situe l’opinion publique russe ?

Tandis que le Kremlin continue de s’enfoncer dans une litanie de mensonges allant de la minimisation des pertes civiles et militaires à la désinformation en passant par la propagande médiatique… Quel rapport les citoyens et citoyennes russes entretiennent-ils avec Vladimir Poutine ?

Sur base de l'expertise d'Ekaterina Gloriozova, Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL), Faculté de Philosophie et Sciences sociales.

Un « contrat social » ?

La docteure en sciences politiques Ekaterina Gloriozova apporte un premier élément de réponse : « lorsque Vladimir Poutine a été élu, il a fait la promesse d’offrir une stabilité aux Russes, traumatisés par toute la décennie des années 90, synonyme de chaos, de perte de repères, de perte de grande puissance après l’éclatement de l’URSS ».

Dans l’imaginaire collectif russe, le chef du Kremlin incarne souvent l’ordre. Dans une interview accordée à Petra Prochazkova dans le quotidien « Denik N », le sociologue Alexei Levinson explique longuement cette incarnation. Selon lui, la volonté des russes serait de préserver le statu quo. Autrement dit, il y a presque une certitude qu’il faut ne rien changer, car tout changement serait négatif.

En passant une sorte de « contrat social » avec la population russe au début des années 2000, c’est comme si Vladimir Poutine avait dit « je vous promet de remettre de l’ordre dans notre pays et de lui redonner sa puissance et, en échange, vous devez me faire confiance ».

A cette promesse de départ qui berce la mentalité des citoyens russe depuis plus de vingt ans, s’ajoute un contexte répressif caractéristique d’un état autoritaire dont il convient de ne pas minimiser l’impact.

Une voix d’opposition impossible à exprimer

« Les personnes qui se sont exprimées contre la guerre ont été emprisonnées et il n’y a plus du tout de médias indépendants », explique Ekaterina Gloriozova, avant d’ajouter : « On ne comprend pas l’absence de contestation des citoyens russes, mais il faut se rendre compte que la propagande médiatique est très forte et produit un discours de forteresse assiégée ». Malgré une oppression systématique de la parole contestataire, une pétition en ligne contre la guerre lancée par Lev Ponomarev, défenseur des droits humains, a dépassé le million de signatures.

En résumé, il y a, d’une part, une propagande médiatique dans un contexte répressif et, d’autre part, un fond perméable à cette propagande. « En réalité, le clivage en Russie est entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas », conclue Ekaterina Gloriozova.

A propos de la guerre en Ukraine…

Sil y a bien quelque chose qui ne permet pas l’évolution des mentalités, c’est certainement la propagande. En Russie, la guerre en Ukraine est décrite comme une « opération spéciale ». A la télévision, on ne montre pas les scènes de destruction des villes ukrainiennes, encore moins les civils tués, et surtout, le soldat russe est dépeint en héros. Plus grave encore, pour « fêter » les deux ans de libération de Mariupol, les russes ont diffusé des vidéos où des concerts étaient mis en scène pour donner l’illusion d’une célébration alors que la ville est en ruines.

Un sondage réalisé par Alexei Levinson éclaire sur l’opinion des citoyens russes à propos de l’invasion en Ukraine. Seulement 34 % des personnes interrogées ont répondu « oui » à la question « Si Poutine dit que l’opération militaire s’arrête et que les zones occupées depuis le 24 février 2022 sont rendues à l’Ukraine, seriez-vous d’accord ? ».  Comment expliquer cette réticence des russes à redonner à l’Ukraine les territoires injustement occupés par la Russie ?

Pour Alexei Levinson « Poutine a pour seule responsabilité la grandeur de la Russie. Par conséquent, s’il admettait une défaite et cédait les territoires dont il s’est emparé précédemment, cela signifierait qu’il a échoué dans sa mission. Et ce serait considéré comme une humiliation. La seule chose que je sais, c’est que la Russie doit l’emporter. Si la fin du conflit ne peut pas être présentée comme une victoire, ce sera un désastre pour quiconque siège au Kremlin ».

Lorsqu’on vit dans une démocratie, c’est difficile d’imaginer le quotidien de ceux et celles qui naissent et grandissent dans le contexte répressif d’un régime autoritaire, qui vivent dans la peur et l’autocensure. « Les citoyens russes sont sans doute dans un état de sidération, d’attente, d’incertitude, c’est pour ça que c’est difficile de dresser un tableau des opinions politiques. Je ne sais même pas si ça a un quelconque intérêt de parler d’opinions politiques parce qu’elles sont tellement floues et tellement volatiles dans ce contexte », confie Ekaterina Gloriozova.

 

Pour aller plus loin, découvrir l'article d'Ekaterina Gloriozova « Les Russes face à la guerre en Ukraine : une épineuse question », Claudia Senik éd., Un monde en guerre. La Découverte, 2024, pp. 83-98.