Charly Derave, chercheur, et Nicolas Lecoq, ancien étudiant de l’ULB nous font part de leur expérience au sein de l’Equality Law Clinic, en Faculté de Droit et de Criminologie ; ils nous éclairent sur l’état du droit actuel concernant les personnes trans et intersexuées.
Le droit, outil de lutte sociale pour la transidentité
Qu’est-ce que l’Equality Law Clinic (ELC) ?
Charly Derave
L’Equality Law Clinic est une clinique juridique, fondée en 2014 à l’initiative d’Isabelle Rorive et d’Emmanuelle Bribosia, professeures de droit à l’ULB. Une clinique juridique est un cadre dans lequel se rassemblent des étudiants et des étudiantes pour travailler sur des cas pratiques ou d’actualité, dans une démarche pédagogique. Ces cas sur lesquels les étudiants vont travailler sont orientés vers des populations qui sont défavorisées ou qui se trouvent dans des situations de discrimination structurelle; il s’agit d’utiliser le droit afin d’améliorer leur condition dans la société. Le droit est ici conçu comme un outil de lutte sociale à la faveur des droits humains, de l’égalité et de la non-discrimination.
Nicolas Lecoq
J’ai eu la chance de faire partie de l’ELC. Mon groupe et moi, nous travaillions sur les droits des personnes trans et intersexuées. Nous avons eu l’opportunité de travailler pour un projet assez politique. Nous avons essayé d’éclairer la secrétaire d’état à l’Égalité des genres et à la diversité sur les réalités des personnes trans et inter. Nous avons principalement analysé la possibilité juridique de supprimer l’enregistrement officiel de la mention « sexe », de l’invisibiliser ou de la modifier, parce que le système actuel ne permet pas de rendre compte de la diversité des identités de genre. De plus, on peut aussi se questionner sur l’utilité réelle d’enregistrer officiellement l’identité de genre des gens.
Comment le droit belge aborde-t-il la transidentité ?
Charly Derave
La transidentité reprend toutes les questions qui sont liées à l’identité de genre, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance intime et personnel d’une personne à un genre. Vous pouvez par exemple vous identifier à un genre féminin ou masculin. En réalité toutefois, le genre n’est pas figé, il n’est pas nécessairement binaire : c’est un spectrum. Chacun s’identifie sur ce spectrum et peut avoir, à titre d’exemple, une identité de genre non binaire ou une identité de genre fluide.
Auparavant, pour obtenir la reconnaissance juridique d’une identité de genre (limitée à « F » et « M ») qui ne correspondait pas au « sexe » enregistré, il existait des conditions bien précises, imposées par une loi de 2007 « relative au transsexualisme » : il fallait subir des opérations et être stérilisé; vous deviez également consulter un psychiatre pour être diagnostiqué « transsexuel » et donc comme ayant une pathologie. Cette loi de 2007 a été abrogée, car elle était discriminante et portait atteinte à toute une série de droits fondamentaux, notamment à l’intégrité physique mais aussi à l’intégrité mentale.
En 2017, une nouvelle loi a été adoptée; elle se fonde en partie sur le principe de l’autodétermination. Désormais, chacun est (presque) libre de s’autodéterminer dans son identité de genre, et ça se répercute sur les documents d’identité : la procédure de reconnaissance juridique est facilitée et les conditions médicales et de psychiatrisation sont tombées. La difficulté majeure dans notre système actuel est qu’il y a toujours un enregistrement binaire, « M » ou « F », alors que l’identité de genre est variée et peut être fluide. Des recours ont donc été introduits contre cette nouvelle loi de 2017 notamment devant la Cour constitutionnelle. Dans son arrêt de 2019, la Cour constate que les législateurs belges excluent de l’enregistrement de la mention du « sexe » toute une série de personnes qui ont une identité de genre qui n’appartient ni à « F » ni à « M », comme les personnes de genre fluide ou non binaires. Le nouveau système n’est donc pas suffisant. La Cour constitutionnelle recommande ou bien la suppression de la mention du « sexe » sur les documents officiels, ou bien l’ajout d’une troisième case ou de plusieurs autres cases qui permettraient à toutes les personnes d’avoir une reconnaissance de leur identité de genre.
Et que dit notre droit de l’intersexuation ?
Charly Derave
L’intersexuation vise les personnes qui vont naître avec les caractéristiques sexuelles des deux sexes, mâles ou femelles, ou vont présenter des « variations » de ces caractéristiques, plus tard vers la puberté. Par exemple, une personne va naître avec toutes les caractéristiques sexuelles « typiquement » mâles, mais lors de la puberté, elle va développer une poitrine, une caractéristique sexuelle « typiquement » femelle. Les personnes intersexuées, surtout lorsqu’elles présentent les caractéristiques sexuelles de deux sexes à la naissance, vont être dans la plupart des cas opérées. Ces opérations sont des traitements médicaux normalisateurs qui ne sont pas nécessaires, car ils ne visent pas à améliorer la condition médicale de ces personnes, mais uniquement à les mettre dans des cases, « M » ou « F », qui sont perçues comme les seules catégories « normales ». Progressivement, depuis 2017, l’ELC s’est intéressée aux traitements médicaux normalisateurs. Dans un premier temps, l’idée a été de mobiliser le politique. En 2019, à la veille des élections législatives, nous avons rédigé un mémorandum à destination des politiciens afin d’expliquer que ces traitements portent atteinte à l’intégrité physique des personnes intersexuées et à leur dignité. Dans un second temps, nous avons déposé des tierces-interventions auprès de la Cour européenne des droits de l’homme dans le cadre de dossiers introduits par des personnes intersexuées à l’encontre de la France. Les tierces-interventions visent stratégiquement à éclairer une juridiction sur des points de droit dont elle est saisie.
Nicolas Lecoq
Vous voyez que la réalité est complexe; elle ne se résume pas à l la case « M » ou « F ». Aujourd’hui, les enfants naissent, le médecin note « M » s’il observe des caractéristiques sexuelles mâles, les parents déclarent « M » à la commune. Pour les enfants intersexués, qui ont des caractéristiques sexuées dites mâles et femelles, il existe un délai de 3 mois pour retarder l’enregistrement. Ce délai très court ne permet pas d’éviter les opérations de normalisation; et au terme du délai, les parents vont devoir inscrire leur enfant intersexué dans la case « M » ou « F ». Certains Etats ont permis aux parents d’enregistrer leur enfant non pas en tant que « M » ou « F » mais en tant que « X ». Mais cette solution est décriée par les associations de personnes intersexuées; des parents refusent d’inscrire leur enfant dans la case « X » car ils ont peur du risque de stigmatisation, donc ils recourent encore davantage aux opérations de normalisation.
Quels enjeux pose l’application de la législation belge relative aux droits des personnes trans et intersexuées ?
Charly Derave
En fait, les enjeux sont larges et multiples. Aujourd’hui, le cadre juridique belge est partiellement suffisant pour la transidentité. La nouvelle loi de 2017 consacre partiellement le principe de l’autodétermination. Il y a quelques failles qui ont été identifiées par la Cour constitutionnelle dans son arrêt en 2019, sur lesquelles le législateur doit agir maintenant. Le fait qu’on ne puisse prévoir que l’enregistrement « M » ou « F » est problématique. L’enjeu serait donc de repenser dans leur globalité les catégories de sexes et de genre, en conciliant des prises de positions idéologiques extrêmement diverses dans la société. Ça ne va pas se faire en un claquement de doigt ; il est indispensable qu’une discussion impliquant toutes les parties prenantes ait lieu et l’Equality Law Clinic est une première étape dans ce sens.
Aujourd’hui, il n’y a pas de cadre juridique spécifique qui interdit les traitements médicaux normalisateurs. Dans la pratique, ce sont les médecins qui décident en collaboration avec les parents. En 2021, le Parlement fédéral a adopté une résolution à l’unanimité des députés présents contre ces traitements médicaux normalisateurs. Ils ont envoyé un message politique et demandé au gouvernement fédéral d’adopter des mesures.
Nicolas Lecoq
Je me demande comment concrétiser cette résolution du Parlement fédéral. Si on interdit de performer des traitements médicaux normalisateurs sur les mineurs mais que rien n’est modifié pour l’enregistrement des données de sexe et de genre, on va arriver à une situation où on mettra une case « X » ou « I » (pour intersexué), ce qui ne changera rien au final. Il faut que cela coïncide avec un vrai débat général : il faut décider comment traiter collectivement les données de sexe et de genre. Une des propositions actuellement sur la table est la suppression totale de l’enregistrement des données de sexe et de genre. C’est la solution qui est la plus respectueuse du droit à l’autodétermination du genre des personnes, comme l’a dit la Cour constitutionnelle. Il faudra alors réfléchir quant à la manière dont ces données seront mises à disposition des personnes qui en ont besoin, notamment dans le domaine des soins de santé ou bien afin de réaliser des statistiques de genre. Il faut donc un débat général sur la manière dont la société souhaite traiter les données de sexe et de genre.
Charly Derave
En effet. Par ailleurs, il existe de nombreux autres enjeux sur la transidentité et l’intersexuation (comme les aménagements raisonnables, les pratiques sportives ou l’accès aux sanitaires par exemple); ce qui importe, c’est d’avoir un débat sociétal et de concrétiser les décisions sur le terrain.
Charly Derave
Chercheur au sein de l’Equality Law Clinic, en Faculté de Droit et de Criminologie.
Nicolas Lecoq
Ancien étudiant au sein de l’Equality Law Clinic, en Faculté de Droit et de Criminologie.