On observe dans les pays occidentaux une "fatigue démocratique": taux d'abstention aux élections qui augmente, violence à l'égard des élus et élues... Comment expliquer que, dans le même temps, des mouvements citoyens se présentent aux élections, manifestent ou signent des pétitions? Julien Pieret, chercheur au Centre de Droit public analyse ces différents mouvements.
Remise en cause profonde d’une certaine forme de démocratie
On entend beaucoup parler de "démocratie malade" dans les pays occidentaux ces dernières années. Plusieurs exemples sont venus étayer ces propos: l’élection de Trump, le taux d’abstention aux élections dans différents pays qui ne cesse de croître, la violence à l’égard des élus en augmentation constante, etc. Partagez-vous ce sentiment?
Julien Pieret
"Démocratie malade" est une appellation trop générique. Ici, il s’agit plutôt d’une remise en cause profonde de la démocratie participative et élective. Une des impressions qui se dégage à l’issue de chaque scrutin en Belgique par exemple, c’est qu’aucun changement n’opère réellement malgré les résultats des urnes. Il y a donc une forme de lassitude qui s’installe dans le chef des citoyens et un sentiment que le vote est devenu inutile. Une nuance peut néanmoins être apportée en ce qui concerne les scrutins locaux étant donné la proximité entre les élus et les citoyens et du fait que la population peut plus facilement constater l’impact des politiques menées, élément qui diminue au fur et à mesure que l’on gravit l’échelle du pouvoir.
Par ailleurs, très régulièrement, le scrutin à la proportionnelle est pointé du doigt et accusé de générer une forme de paralysie et de politique centriste due à la recherche obligatoire de consensus. À nouveau, cette accusation est peu convaincante si l’on se tourne vers des états où le scrutin majoritaire est institué, comme en France, et qui connaissent des maux à leur démocratie tout aussi profonds que chez nous.
Pouvez-vous expliquer les raisons de cette "maladie de nos démocraties" de manière brève?
JP
Il s’agit d’un sujet d’étude encore fort peu traité empiriquement. Je serai donc très prudent dans l'analyse. L’une des causes principales est, à mon sens, la diminution de la marge de manœuvre des états au profit des organisations internationales, telles que l’Union européenne, l’OTAN, l’OMC, etc. Or, ces organismes ne sont pas toujours élus, du moins pas directement; ils sont peu représentatifs et peu transparents. Cette perte de souveraineté des états éloigne le citoyen des acteurs décisionnels effectifs.
On parle de "fatigue démocratique" mais comment dès lors expliquer l’essor de mouvements citoyens qui se présentent aux élections? Ou les manifestations, les associations de quartier ou les pétitions? N’y-a-t-il pas là plutôt un regain démocratique?
JP
En parallèle, en effet, on assiste à une aspiration massive de la part des citoyens à participer à la prise de décision. Ce processus se rencontre dans le monde de l’entreprise, le monde associatif, de l’école, de l’université, les clubs de sport, etc. La volonté d’horizontalité et d’associer la base à la prise de décision traverse en réalité toute la société. Ce phénomène, qui n’est pas neuf, n’en est pourtant qu’à ses débuts et est encore largement balbutiant. Il apparaît doucement au niveau politique, et a été sans doute diffusé plus largement sous l’impulsion de mouvements comme Nuit Debout ou celui des Gilets jaunes.
En Belgique, les consultations populaires au niveau communal existent depuis les années '90. Elles sont quantitativement très nombreuses, mais souvent jugées peu pertinentes. Au niveau régional, la dernière réforme de l’État a prévu l’adoption de la consultation populaire, sans pour autant que cela ait débouché sur une utilisation concrète. On peut déplorer que le rôle du citoyen soit cantonné à l’aspect consultatif et non décisionnel. Il est d’ailleurs symptomatique que ces initiatives fleurissent au sein des parlements, et non au sein des gouvernements ou des partis politiques qui sont, il faut l’avouer, les organes politiques de notre pays possédant le plus de pouvoir réel décisionnel. Le monde politique a certainement encore du travail à faire pour parvenir à un partage de la décision.
Cette aspiration à une nouvelle forme de démocratie est-elle vraiment si massive, au regard de la volonté d’aller vers plus d’autoritarisme, comme cela se marque dans plusieurs pays européens, y compris en Belgique?
JP
Il n’existe bien sûr pas une seule opinion publique. Il est logique que des idées diverses et opposées soient défendues au sein de la société. Cela ne me choque pas. En effet, à une échelle macro, on peut observer une opposition de plus en plus prégnante entre, d’une part, des citoyens désireux d’un certain conservatisme, d’une certaine forme d’autoritarisme sécurisant; et, d'autre part, une volonté d’horizontalité, de transparence, de changement profond. Ce n’est d’ailleurs pas la seule césure qui traverse nos sociétés actuellement. J’en pointerai trois qui ont une grande visibilité et qui ont un pouvoir polarisant énorme: la question du féminisme, les questions liées à la décolonisation et enfin la question environnementale. Ces 3 éléments transparaissent dans notre vie de tous les jours et sont prégnants dans notre quotidien. Leur point commun est qu’une frange de la population doit renoncer à des privilèges ancestraux.
Quelle plus-value pourraient apporter les réseaux sociaux?
JP
Je suis sceptique quant à une réelle plus-value. Certes, on a pu voir que les réseaux sociaux permettent de donner une plus grande visibilité et de globaliser une lutte. Les exemples de #Metoo ou de Black lives matter sont signifiants à cet égard. Mais, une étude récente tend à démontrer que la militance online ne fonctionne et ne devient pérenne que si elle est suivie par un mouvement réel. Par rapport au renouveau démocratique, les nouvelles technologies peuvent certes faciliter le processus, si l’on pense aux consultations populaires par exemple. Mais quid des inégalités alors? Nous sommes en effet loin d’être égaux devant ces nouvelles technologies, tant au niveau de l’accès que de l’utilisation. Qui plus est, la structure même de ces nouvelles technologies ou de ces réseaux sociaux, construits autour d’algorithmes tout sauf transparents, amène plus à un repli sur soi qu’à une ouverture. Ces bulles étanches ne formeront pas la démocratie de demain et ne permettront jamais d’obtenir un lieu de débat serein, nuancé, où chacun assume la responsabilité de ses paroles. En outre, les entreprises privées, qui possèdent ces réseaux et technologies, sont mues par le profit et non par la création d’une démocratie réflexive.