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Les récits de l’histoire face aux grandes épidémies passées Peste d’Athènes, peste noire et grippe espagnole

Spécialiste de l’Ancien Régime et plus spécifiquement de l’histoire du Moyen-Âge, Alexis Wilkin, professeur d’histoire à l’ULB s’intéresse aux crises qui ont perturbé l’époque médiévale, en particulier les famines et les difficultés d’accès à la nourriture parfois concomitantes aux crises sanitaires. Retour avec lui sur trois épidémies ayant marqué l’histoire.

La peste d’Athènes (430 av. J.-C.)

La peste d’Athènes s’est déclarée en l’an 430 avant Jésus-Christ. À partir de la description des symptômes de la maladie faite par Thucydide, de nombreux médecins ont par la suite tenté d’identifier la maladie, proposant trois principales hypothèses: le typhus, la fièvre typhoïde ou la fièvre hémorragique.

L’origine de cette épidémie est obscure: les premiers cas seraient, toujours d’après Thucydide, apparus en Éthiopie et en Égypte. On peut par conséquent supposer que la route commerciale qui reliait le Nil à la Méditerranée a servi de couloir de transmission. La maladie s’est répandue à Athènes à partir du port de Pirée, cœur battant de la circulation commerciale. Elle est survenue dans un contexte difficile, en pleine guerre du Péloponnèse. Les populations environnantes d’Athènes, dans la perspective d’un combat contre les Spartiates, s’étaient alors amassées dans le port fortifié, dans des conditions sanitaires précaires propices au développement d’une épidémie. Celle-ci a été considérée par les populations comme une sanction divine, un oracle ayant annoncé aux Athéniens l’arrivée de la peste s’ils déclaraient la guerre aux Spartiates.

Face à ce fléau, Thucydide décrit les Athéniens contraints d’abandonner les malades à leur sort et de renoncer à leurs rites funéraires pour éviter la contagion, constats nuancés par les preuves archéologiques. Lorsque l’épidémie prit fin, au bout de 4 ans, il semble que le bilan démographique fut lourd, bien que les chiffres absolus ne soient pas connus. Le potentiel militaire d’Athènes fut également affaibli en contexte de guerre. Les survivants étaient-ils parvenus à l’immunité collective?

La peste noire (1347-1352) et ses résurgences pendant l’Ancien Régime

On estime que la peste noire décima, selon les lieux, entre un tiers et la moitié de la population européenne entre 1347 et 1352. Elle se propagea par voie aérienne mais également par les puces du rat noir qui portaient le bacille responsable. Ces rongeurs se trouvaient à bord des bateaux et transmettaient la maladie. L’idée de quarantaine pour les navires commerciaux - et pour les voyageurs à terre - se répandra (première attestation en 1377 à Dubrovnik). D’autres mesures permettaient de limiter les déplacements: les frontières, ainsi que les villes affectées, étaient fermées et surveillées par des gardes. Il est aussi arrivé que des rues ou quartiers soient emmurés (Milan en 1348) ou que des personnes suspectées d’être infectées soient enfermées dans leur maison. La médecine médiévale, alors influencée par les théories hippocratico-galéniques, ne parvenait pas à comprendre la cause effective de la peste. Ainsi, on allumait des bougies, des brasiers dans les rues, on brûlait des plantes pour purifier l’air que l’on pensait corrompu. La peste était considérée comme une conséquence de la colère de Dieu: pour rétablir la relation avec le divin, des messes étaient données et des prières récitées. L’autorité religieuse, omniprésente dans la société médiévale, encourageait le culte de saints protecteurs, tandis que les comportements jugés immoraux étaient condamnés, considérés comme l’une des causes de l’épidémie. Il y eut parfois des processions, mais on s’est rendu compte de manière empirique que ces rassemblements favorisaient la contagion, même si cette notion n’était pas comprise comme telle. Il y eut une série de récurrences de la peste durant le XIVe siècle, mais aussi pendant tout l’Ancien Régime. Le rythme et la sévérité des épidémies a cependant fléchi progressivement. Les causes de ce ralentissement constituent encore un débat parmi les historien·nes de la médecine.

La grippe espagnole (1918-1919)

L’épidémie de grippe espagnole coïncide avec la fin de la Première Guerre mondiale. La Belgique, alors sous occupation allemande puis libérée, tente de faire appliquer une série de mesures sanitaires pour contrer la propagation. Mais le principal niveau de pouvoir prenant alors des mesures effectives est le pouvoir communal; il y a donc une grande disparité dans les mesures préventives, visant essentiellement à limiter les rassemblements (fermeture des écoles, des théâtres, des cafés, etc.). Aux États-Unis, les autorités tentent d’imposer le port du masque pour limiter la propagation et des groupes anti-masques apparaissent. On assiste à la prolifération d’une série de traitements charlatanesques vantant les vertus du rhum et d’autres alcools forts pour contrer la maladie.

Certain·es historien·nes affirment que la survenue de l’épidémie a marqué un tournant dans les politiques de santé publique: on saisit le caractère global des maladies, leur circulation rapide et facile à travers les frontières. On réalise surtout l’importance de la coordination des politiques sanitaires. Dans la foulée, l’Organisation d’hygiène de la Société des Nations – ancêtre de l’OMS – est créée.

Les "leçons de l’histoire"?

Alexis Wilkin rappelle que tirer des leçons de l’histoire est toujours une démarche risquée car il est facile, lorsque l’on veut opérer des rapprochements, de tomber dans la caricature et l’anachronisme. Les sociétés passées sont aussi hétérogènes que les actuelles; les institutions et les leviers d’action diffèrent radicalement. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, les grilles logiques d’interprétation du monde et de l’histoire varient énormément selon les époques.

Les historien·nes sont donc généralement prudent·es lorsqu’il s’agit de tirer des leçons de l’histoire; comme le souligne Alexis Wilkin, "étudier le passé, c’est exercer notre regard sur un monde différent du nôtre; cela nous permet de gagner de la hauteur, de l’épaisseur, et de pouvoir mieux comprendre les spécificités de notre société actuelle, avec un regard plus aiguisé", ce à quoi l’étude des crises peut contribuer.