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La paix, cette utopie... Les paradoxes de la paix

Un monde en paix est-il forcément un monde sans guerre? La paix, oui, mais pour qui, pour quoi ? Et si la paix n'était qu'une utopie…

Sur base de l'expertise de Mathias Delori, politologue et chercheur au REPI (Recherche et études en politique internationale), Faculté de Philosophie et Sciences sociales.

La paix fait partie des notions difficiles à définir. Sa définition la plus conventionnelle est "l’absence de guerre" mais cette définition, opposant les concepts de guerre/paix, peut-être questionnée. La paix n'est pas seulement l'opposé de la guerre. C'est aussi la fin de la guerre, et donc ce pourquoi on fait la guerre.

La paix est parfois utilisée pour justifier le conflit. C'est une des raisons pour lesquelles certaines guerres coloniales furent présentées par les métropoles impériales comme des opérations de "pacification". Quand l'adversaire ne veut pas de la paix qu'on lui propose – et c'est généralement le cas quand celle-ci est injuste – il est tentant de la lui imposer de force, donc, en lui faisant la guerre. Paradoxalement, "le conquérant veut la paix, le défenseur veut la guerre" (Girard 2007), p. 49).

Paix "négative" ou "positive"

Pour parer à ce problème, Johan Galtung (1969) a proposé de différencier les notions de paix "négative" et "positive". Alors que la première renvoie à l’absence de guerre, la seconde ajoute le critère de la justice sociale et politique.

Mais juste pour qui ? Pour quoi ? Bien qu'intéressante, la notion de "paix positive" ne va donc pas sans poser problème : une paix peut apparaître positive (ou juste) aux yeux des uns mais pas aux yeux des autres.

Si on reprend l'exemple des empires coloniaux, une situation (imaginaire) où les populations autochtones se résigneraient à ne pas faire la guerre serait synonyme de paix négative. Cette paix ne serait, en effet, pas "positive", car lesdites populations seraient soumises aux codes de l'indigénat et aux brimades racistes.

Un autre exemple, plus actuel : imaginons que les Nations Unies imposent une paix "positive" ou "juste" en Ukraine.

Si on retient comme critère de justice le respect des frontières établies par le droit international, cette paix se ferait au détriment de la Russie puisque cette dernière devrait abandonner tous les territoires annexés depuis 2014.

Mais si les critères de justice sont les motifs avancés par la Russie lors de l'invasion de l'Ukraine, une telle paix impliquerait que l'Ukraine renonce aux politiques hostiles, aux minorités russophones et au projet d'intégrer l'OTAN. Cette paix n'apparaitrait donc comme "positive" qu'aux yeux de la Russie.

Acteurs de la paix : les avis divergent

Sur la question des acteurs de la construction de la paix, les spécialistes ne sont pas d'accord.

D'un côté, les théoriciens libéraux des relations internationales se méfient des États. Ils jugent que ceux-ci sont souvent mus par des intérêts égoïstes qui peuvent les conduire à commettre des "crimes contre la paix". Ils observent, par ailleurs, que la plupart des violences de masse sont perpétrées par des États.

Les libéraux font davantage confiance aux institutions internationales globales - comme l'ONU - ou régionales - comme l'Union Européenne - pour établir la paix (Devin 2009).

De l’autre côté du spectre théorique, les réalistes estiment que les organisations internationales comme l'ONU ne sont pas plus neutres et pacifiques que les États, ne serait-ce que parce qu'elles sont… dominées par certains États ! Dès lors, ces institutions ne font qu'ajouter un vernis cosmopolitique et pacifique à des politiques déterminées par des logiques de puissance.

Les réalistes constatent, par exemple, que le Conseil de sécurité des Nations Unies a donné son feu vert pour des guerres humanitaires qui, à l'instar de celle de l'OTAN en Libye en 2011, n’ont fait qu’augmenter l'insécurité des pays concernés (Mearsheimer 2010). Les réalistes privilégient donc les notions d'équilibre de la puissance et de dissuasion comme moyens pour établir la paix.

Paix et guerres "démocratiques"

Un autre débat structure la littérature spécialisée à propos du rapport démocratie/paix et guerres.

Les partisans de la théorie de la "paix démocratique" observent que les démocraties libérales ne se font pratiquement jamais la guerre. Ils voient donc la démocratie comme facteur de paix.

Cette idée est radicalement combattue par certains spécialistes. En effet, si on entend par guerre un conflit armé qui fait au moins mille morts en une année, les trois pays qui ont le plus fait la guerre depuis deux cents ans sont, dans l'ordre : la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, soit les trois principaux porte-drapeaux du libéralisme politique.

Les partisans de la théorie de la "guerre démocratique" pensent que les démocraties sont plus vulnérables que les dictatures au phénomène de "ralliement au drapeau", du moins tant que les membres de la communauté ne meurent pas ou peu à la guerre.

Ce mécanisme expliquerait un fait observé statistiquement : l'inclinaison des démocraties pour les guerres asymétriques contre ou dans les pays du Sud global.

Tout comme pour la théorie de la "paix démocratique", la limite de cet argument réside dans son caractère trop général. Certaines démocraties et certaines dictatures font beaucoup la guerre, mais d'autres peu ou pas du tout. La prudence oblige donc à reconnaître qu'il n'existe pas de lien clair entre démocratie (ou dictature) et paix (Daase, 2006, p. 89).

Envisager la paix de demain, c’est d’abord avoir l’honnêteté intellectuelle d’interroger ses propres notions dans un objectif d’inclusivité mondiale. Alors seulement, si cette paix est souhaitable, elle pourra être partagée et défendue. 

Mathias Delori, politologue, chercheur au REPI (Recherche et études en politique internationale), en Faculté de Philosophie et Sciences sociales.