Pourquoi certains domaines appellent-ils plus que d’autres à une mobilisation collective? L’historienne Chloé Deligne et l’astrophysicienne Sophie Van Eck répondent à partir d’un enjeu précis: la préservation du ciel nocturne et de l’environnement.
“On oublie qu’on vit sur un petit rocher insignifiant dans l’univers”
Le ciel nocturne est-il menacé dans l’indifférence générale ?
Sophie Van Eck
La problématique de la préservation du ciel nocturne s’est considérablement aggravée ces dernières années. Outre le problème de l’éclairage public de plus en plus intense, celui des constellations de satellites est apparu. Des acteurs privés décident de lancer des dizaines de milliers de satellites low cost qui forment des stries lumineuses lors de leur lancement dans le ciel. Ces lancements perturbent fort le ciel nocturne. Mais une fois que ces satellites sont en orbite - et que les citoyens ne les voient plus de manière aussi apparente -, ils restent problématiques pour les astrophysiciens. Pour ne donner qu’un exemple: le ciel est monitoré par des programmes de surveillance d'objets géocroiseurs (astéroïdes qui passent à proximité de la terre); mais ceux-ci sont perturbés par les trains de satellites qui passent et qui grillagent la voûte céleste. Cela rend la surveillance très compliquée. Au niveau de la recherche fondamentale, c’est très gênant. Certains acteurs privés décident donc de s’approprier sans concertation ce bien commun de l’humanité qu’est le ciel nocturne. Par analogie, si on disait à tous les biologistes ou médecins de la planète : "On va brouiller les images de vos microscopes quatre heures par jour”, cela produirait une levée de boucliers ! Et ceci, sans mentionner la problématique des débris spatiaux.
Pourquoi est-ce qu’on se mobilise moins? Parce que les gens ne sont plus conscients du ciel nocturne. Beaucoup habitent en ville, on ne voit plus la Voie lactée, on ne voit presque plus les étoiles. Les spécialistes se mobilisent, oui, mais pas la population. Par défaut d’information, les citoyens ne sont pas mis au courant du problème surtout si leur quotidien n’est pas immédiatement impacté. On oublie qu’on vit sur une petite planète, un petit rocher insignifiant dans l’univers (qui continuera à exister que la vie sur Terre subsiste ou non).
Chloé Deligne
Le fait de se sentir directement concerné par une problématique est évidemment un des facteurs essentiels de mobilisation. Mais depuis la révolution industrielle au XIXe siècle, un processus de « déterrestrialisation » a été entamé: nos relations au monde vivant, à la Terre sont de plus en plus dématérialisées, distantes, voire inexistantes. On a perdu des rapports sensibles à ce monde, les affects.
Depuis les années 60, les alertes vont croissant. Des ouvrages et des recherches ont fait date (par exemple: Silent Spring de Rachel Carson en 1962), puis la pensée occidentale a réalisé que les ressources de la Terre étaient finies, non extensibles. Les mobilisations écologiques sont anciennes, plus anciennes que les années 70, même si elles n’en portaient pas le nom. Elles n’ont malheureusement pas permis de bouleverser l’ordre capitaliste dont une des nécessités est de chercher à produire toujours plus. Mais aujourd’hui au moins, il y a un retournement dans les sensibilités alors que de nombreux indicateurs montrent que nous sommes en train de dépasser des seuils au-delà desquels la survie de sociétés entières risque de devenir impossible. La prise de conscience de la catastrophe engendre une mobilisation très forte. Et les médias sont très actifs.
Quels sont alors les facteurs qui participent à la non-mobilisation ?
SVE
Dans le domaine astrophysique, l’Union astronomique internationale a essayé de faire remonter des études d'observatoires démontrant l'aspect préjudiciable du lancement de ces constellations de satellites en orbite basse, mais la mobilisation reste terriblement cloisonnée au niveau des spécialistes. Comme dans d’autres domaines, il y a un vrai problème d’information et d’éducation du public à certains enjeux; et en parallèle, un souci de désinformation: des amalgames, des intoxs qui servent parfois un discours économique.
CD
On est dans un régime économique et culturel qui valorise la concurrence, la réussite par l’accumulation de biens matériels ou financiers et il est difficile de faire valoir des discours et des pratiques qui vont à l’encontre de ces modes d’être au monde. Or, l'intérêt pour les éléments de l’environnement dépend de la manière dont les sociétés se pensent par rapport au monde. Un découragement émerge chez un grand nombre de citoyens et citoyennes, pour qui on est déjà tellement loin dans la destruction du monde vivant que le tourisme spatial n’est qu’une question secondaire.
SVE
C’est un domaine peu et mal réglementé: il existe un vrai flou juridique dans le domaine du droit spatial international. Ce flou rend la contestation difficile et entretient l’ignorance. L’espace devient le Far West.
Au niveau du tourisme spatial, qui ne relève évidemment pas du même domaine que celui de la recherche scientifique, on vend quelques minutes d’apesanteur à des privilégiés. On entretient le rêve mais ce rêve onéreux n’a rien à voir avec des intérêts scientifiques ou la nécessité de protéger la planète. On laisse penser aux gens qu’on va bientôt pouvoir installer des colonies sur Mars alors que dans l’état actuel de la technologie, c’est totalement impossible. Les conditions régnant dans le reste du système solaire sont incroyablement hostiles à l’espèce humaine, et l’évolution a fait en sorte que le seul endroit accessible auquel l’être humain est parfaitement adapté, c’est la Terre.
Cette désinformation est-elle consciente et volontaire ?
CD
Dans certains cas, oui. Les dangers de certaines technologies ou de certains produits ont souvent été mis en évidence très tôt après leur mise en œuvre (tabac, amiante, pesticides…), voire avant;mais ils n’ont pas été pris en compte car dans ces nombreux dossiers, il a été démontré que les entreprises avaient mis en place des stratégies pour semer le trouble (« on n’a pas la preuve que… »), et créer de l’ignorance. Cela fait l’objet d’une discipline de recherche qu’on appelle l’agnotologie (étude de la création d’ignorance).
SVE
Le risque est de voir naître une méfiance généralisée du grand public pour les sciences. Le problème c’est qu’on ne fait plus la différence entre des informations vérifiées scientifiquement, fondées sur des données et des raisonnements rigoureux, et des infoxs. La crise du Covid l’a amplement montré.
Pour que les citoyens se mobilisent de manière appropriée, ils doivent être justement informés.
Chloé Deligne
Chercheuse qualifiée du FNRS à l’ULB. Après un parcours de formations en histoire, géographie et gestion de l’environnement, Chloé Deligne est aujourd’hui spécialisée en histoire de l’environnement et des villes.
Sophie Van Eck
Professeure au sein de l'Institut d'astronomie et d'astrophysique de l'ULB, Sophie Van Eck est spécialisée en astrophysique stellaire.