Depuis plusieurs années, nous avons pu voir émerger de plus en plus d’initiatives citoyennes ou d’entreprises dans le domaine de l’alimentation. Intéressons-nous à ces mobilisations en compagnie de Marek Hudon, professeur et chercheur au Centre Emile Bernheim, Solvay Brussels School of Economics and Management, spécialisé dans l’innovation sociale et la finance durable, promoteur de plusieurs projets de recherche sur l’alimentation.
Mobilisations et innovations sociales dans l’alimentation
Les mobilisations dans le domaine alimentaire sont-elles révélatrices d’un « ras-le-bol » vis-à-vis du système en place ?
MH
Oui et non, car derrière ce qui est souvent perçu comme un ensemble homogène, il existe une grande diversité d’innovations. Et des modes d’organisation pluriels avec un continuum entre, d’une part, l’organisation sociale non-lucrative et, d’autre part, le capitalisme financier avec maximisation du profit à court terme. Les entreprises vont donc être plus ou moins sincères et engagées dans les responsabilités sociales selon leur positionnement dans ce continuum.
Qui est à l’initiative de ces mobilisations et quels sont les moteurs du changement ?
MH
Il y a une multitude d’acteurs différents, cela passe par les consommateurs individuels qui peuvent être à l’origine d’initiatives sociales, mais aussi par des entrepreneurs ou des organisations qui veulent changer les modèles économiques ou encore des politiques qui se fixent des ambitions pour résoudre tel ou tel problème. Tous ces acteurs vont créer un appel d’air favorisant l’émergence de nouvelles initiatives et quelques fois d’innovations.
Les moteurs de ces mobilisations sont également très divers, cela peut aller d’une demande des consommateurs qui sont de plus en plus conscientisés à certains problèmes (politisation de la consommation), à des entreprises qui peuvent percevoir une évolution de la demande, à diverses législations et réglementations régissant le marché, ou encore à des réactions face aux grandes multinationales polémiques (conditions de travail des employé·es, modèle économique de l’entreprise, gaspillage, etc.).
Quelle ampleur prennent ces mobilisations ? La crise sanitaire a-t-elle marqué un changement dans les habitudes de consommation ?
MH
L’alimentation est quelque chose qui parle à tout le monde car on a un rapport très direct à celle-ci. Le grand public est désormais beaucoup plus sensibilisé aux méfaits de certains modèles agronomiques (santé, environnement, pression sociale sur les maraichers, etc.). On retrouve donc une conscientisation de plus en plus importante, y compris auprès des jeunes générations. Ainsi, de nombreuses alternatives à l’alimentation traditionnelle sont mises en place : groupes d’achat collectifs, supermarchés collaboratifs, coopératives, etc. On retrouve une sélection de produits selon des critères sociaux et/ou environnementaux constituant parfois des alternatives aux supermarchés mainstream.
Le contexte de la crise sanitaire a mis l’accent sur une question qui n’est pas nouvelle, qui est la question du sens de nos actions, dans le contexte d’une économie mondialisée et du capitalisme financier. La crise a amplifié cette question car elle nous a confrontés à de nouvelles difficultés telles que la question de l’accès aux supermarchés et aux vivres. On a donc assisté à une montée importante des circuits courts suivie d’une redescente rapide. On constate une capacité de certains consommateur ou consommatrices à sortir des circuits traditionnels, mais aussi un enfermement dans une série d’habitudes.
Ces mobilisations diffèrent-elles entre zones urbaines et zones rurales ?
MH
En zone urbaine, on va retrouver beaucoup de mobilisations car la population est majoritairement jeune et éduquée. Il y a souvent une forte réflexion sur la ville de demain et sur comment créer plus de circularité au sein de celle-ci, y compris dans le secteur de l’alimentation. La situation est fort différente dans les zones rurales vu la proximité avec les producteurs. Cependant, on y a aussi vu se créer de nouveaux espaces où la transaction économique va faire partie d’un projet plus large. Donc, même si de nombreuses mobilisations se font en ville, nous en observons également de plus en plus en milieu rural. Si ces mobilisations sont intéressantes, il ne faut pas non plus les idéaliser. Beaucoup reste à faire pour développer de nouveaux modèles alimentaires respectant davantage l’environnement tout en étant socialement inclusifs.
Qui sont les intervenants de ces systèmes alternatifs ? Quels sont leurs objectifs et intérêts ?
MH
Il y a des intervenants multiples ayant chacun leurs propres motivations, dont voici quelques exemples. Il peut par exemple y avoir les citoyens qui désirent des biens et des services en lien avec leurs valeurs (accessibilité, inclusivité, etc.) et agissent par exemple dans le cadre de coopératives de consommateurs. On retrouve également des acteurs économiques traditionnels qui remettent en question leurs pratiques ou qui y voient des nouveaux segments où la marge financière est potentiellement importante. L’État est aussi un acteur central, que ce soit dans les régulations sanitaires, les incitants économiques et taxes favorisant un mode et une origine de production. Il y a également les travailleurs qui peuvent exercer une pression sur leur entreprise pour que celle-ci fasse évoluer ses pratiques, au risque pour l’entreprise de perdre des employés et des compétences spécifiques.
Quels sont finalement les impacts de ces différentes mobilisations ?
MH
On peut constater deux types d’impacts différents. Tout d’abord les impacts directs qui sont essentiellement sectoriels : certaines coopératives d’alimentation alternative vont occuper une part de marché un peu plus importante. Ensuite, et ils sont plus significatifs, les impacts indirects qui permettent de faire bouger les lignes dans les entreprises traditionnelles. Au niveau alimentaire, on peut notamment remarquer la récupération des circuits courts par les supermarchés traditionnels (rayons de produits locaux, rayons « vrac », etc.). On peut toutefois se poser la question suivante : est-ce suffisant ou assez rapide ?
Marek Hudon
Marek Hudon est professeur à la Solvay Brussels School of Economics and Management, spécialisé dans l’innovation sociale et la finance durable, promoteur de plusieurs projets de recherche sur l’alimentation.